Par Thierry Guilbert, auteur du dernier Cahier Technique des Éditions Carlo Zaglia, "Travailler en sécurité sous ARI".
Lors de la formation d’un sapeur-pompier français, l’accent est mis sur le sauvetage de vie humaine. En effet, quoi de plus gratifiant et honorant que le sauvetage d’une vie lors d’une opération. Sauver des vies est un acte de bravoure qu’il faut transmettre et s’entraîner à réaliser. Toutefois, périr sur opération lors de la tentative de sauvetage n’est pas une possibilité envisageable. Nous nous entraînons lors de nos formations initiales, d’intégration et de maintien des acquis à réaliser des sauvetages en façade de bâtiment ou en excavation. Ces techniques sont enseignées et prescrites dans des guides nationaux de référence qui, en plus d’avoir le mérite d’exister, permettent une uniformisation des techniques et un savoir-faire commun. La répétition de ces gestes et l’assimilation des méthodes opérationnelles permettent une efficacité le jour J. Nous nous préparons aussi à l’extraction de victimes potentielles d’un milieu sinistré en atmosphère viciée. Mais à l’inverse du sauvetage avec LSPCC cadré, prescrit et automatisé, il n’existe pas de méthodes ou de techniques à l’échelle nationale permettant aux pompiers français de s’entraîner avec un schéma pédagogique commun. Quelques départements ou des équipes spécialisées se sont lancés dans le développement de souches techniques dans ce domaine encore peu exploré en France. Ces prémices novatrices et avant-gardistes sont généralement dues à la volonté d’un seul ou d’un petit groupe de formateurs passionnés conscients du manque dans ce domaine. La recherche et le sauvetage d’une victime en milieu sinistré sous ARI n’ont rien de commun avec les techniques de corde du sauvetage traditionnel du GNR. La découverte d’une victime est une chose, son extraction dans de bonnes conditions et en sécurité en est une autre !
Il existe aujourd’hui des techniques d’extraction de victime avec ou sans matériel « made in France » ou d’origine étrangère « francisées ». Au-delà du fait que la diffusion de ces techniques est capitale pour augmenter très significativement les chances de survie, il est de notre devoir de se perfectionner dans ce domaine. Ce perfectionnement nous permettrait sûrement l’application de ces techniques ou leur adaptation dans le but de secourir et extraire l’un de nos collègues équipier devenu victime. Extraire une victime d’un milieu sinistré, vicié et hostile à la vie est une tâche ardue, difficile et psychologiquement impactante. Mais réaliser le sauvetage et l’extraction d’un coéquipier sapeur-pompier demande une maîtrise technique, une condition physique prête à encaisser l’effort à produire et un mental capable d’amortir le traumatisme. Une victime moyenne peut peser de dix à quatre-vingts kilos selon le gabarit que représente un enfant ou un adulte. Un sapeur-pompier va peser en moyenne de quatre-vingt-cinq à cent dix kilos avec l’ensemble de son matériel. Si la recherche peut être facilitée par les balises sonores de détection d’immobilité, l’extraction est tout autre. Le sauvetage du sauveteur, parce que c’est bien de cela dont on parle, n’est pas aujourd’hui aussi bien traité et documenté que l’est le sauvetage d’autrui. Peut-être est-ce dû au syndrome de « superman » qui fait du pompier un homme sauveteur invincible qui ne peut faillir ! Or, nombre de retours d’expérience permettent de nous confronter à la réalité de nos capacités d’homme mortel et démontrent bien que la préparation et l’entraînement aux situations inhabituelles et dégradées peuvent être salvateurs. Nous sommes les seuls à pénétrer dans les endroits fuis de tous. Qui d’autre que nous-même peut alors venir à notre secours ? Il s’avère que la perte soudaine et brutale d’un ou de plusieurs de nos collègues, camarades, compagnons et amis lors d’une opération déstratifie les chaînes de commandement, déstabilise les équipes engagées et déstructure l’ensemble des actions menées. S’en suivent des engagements sauvages déclenchés par l’émoi collectif et la sidération individuelle sans aucune régulation ni contrôle augmentant les risques de perte de nouveau personnel.
Lors de notre formation, nous sommes préparés à cette éventualité, mais sans réellement prendre en compte l’impact psychologique qu’elle représente. Nous établissons des plans de secours théoriques ainsi que des prescriptions opérationnelles sous forme de note, mais sommes-nous réellement prêts à absorber l’impact brutal de la perte d’un de nos camarades sur opération ? Le binôme, formé d’un chef et d’un équipier, est, en formation, souvent mis en situation de sauvetage du sauveteur lors d’une atteinte de la conscience d’un des deux protagonistes. Le but étant de créer des automatismes techniques d’extraction au sein de ce binôme ou d’un éventuel binôme de sécurité. Le binôme est le plus préparé à cette éventualité, mais sans aucune considération et prise en compte de l’impact psychologique. Or, lorsque ce binôme « INDISSOCIABLE » est directement impacté par une catastrophe non prévue, non anticipée ou inconnue, la douleur et la souffrance prennent le pas sur l’empathie et c’est souvent la loi du chacun pour soi qui surgit. Comment pouvons-nous former nos équipiers à sauver leurs coéquipiers s’ils ne sont plus dans la capacité mentale de le faire le jour J ? Il est donc primordial que la formation prenne en compte cet aspect très abstrait (de par sa rareté) de l’opération dégradée par une situation violente et non prévisible. Avant de mettre en œuvre des méthodes et des techniques de sauvetage et d’extraction ne serait-il pas judicieux de préparer nos pompiers à leur propre sauvegarde physique et mentale ? Le terme de sauvegarde englobe plusieurs facteurs indissociables. Il faut faire admettre aux binômes que leur indissociabilité n’est pas un gage universel de sécurité et qu’une situation dégradée peut survenir et les séparer. Certes ces situations sont rares, soudaines, brutales et imprévisibles, mais lorsqu’elles surviennent, elles déstabilisent les membres du binôme au point de faire surgir chez eux leur instinct primaire et totalement individuel de survie. Ces réactions instinctives, voire animales, sont très souvent occultées par la volonté de la prévision absolue du risque lors de la formation. Or on s’accorde tous aujourd’hui sur le fait que le risque « 0 » n’existe pas. Lors de l’apprentissage au port de l’ARI, les apprenants doivent être affranchis de ces réactions instinctives pour qu’ils soient en mesure de prendre en compte cet aspect non conventionnel de l’opération et s’en prémunir. Les exercices doivent avoir pour objectif de développer une analyse permanente permettant une fine interprétation de la situation. Ainsi, le sapeur-pompier sera plus à même de prendre des décisions réfléchies en cas d’imprévu et de dégradation soudaine de l’opération. Cette analyse n’est possible que si l’apprenant est en pleine possession des connaissances théoriques liées au développement du feu. Une fois ces étapes indispensables réalisées, l’apprenant pourra être initié aux gestes techniques de sauvetage du sauveteur. Lorsqu’un binôme préparé et conscient des risques se retrouve confronté à une situation dégradée, il va essayer de s’adapter en utilisant des techniques connues et déjà répétées en exercice. Ce temps d’adaptation sera dépendant de l’impact physique pouvant générer des souffrances psychologiques générant un traumatisme émotif, sidérant et/ou paralysant. A contrario, cette adaptation sera d’autant diminuée par la préparation, le niveau de compétences communes, les capacités physiques et l’état psychologique des coéquipiers formant le binôme. Il est de notre devoir de prévoir, de se renseigner, de rechercher et de découvrir des techniques et des gestes permettant d’augmenter notre niveau de compétence et nos chances de survie lors d’une opération de sauvetage de victime ou de sauveteur. Mais il n’est pas, non plus, nécessaire de tomber dans le travers formatif d’accumulation qui noierait nos collègues dans un panel non exhaustif de techniques compliquées et de gestes nécessitant de longues instructions redondantes et lourdes, comparables à l’enseignement des moines Shaolin.
Cet apprentissage technique doit être diffusé en amont, pendant, et en aval des séquences abordant l’utilisation de l’ARI. Il ne doit pas être brutal ni sélectif, puisque ces enseignements et ces techniques doivent être connus et maîtrisés de tous, pour que chacun soit en mesure de sauver autrui, son binôme et même lui-même. Il doit être le plus simple possible, complémentaire des enseignements communs, progressif et adapté aux individualités ainsi qu’aux matériels. La construction de l’arbre décisionnel analytique permettant la sauvegarde du binôme doit être enseignée et renseignée théoriquement en ce qui concerne la prise en compte de la déstabilisation et l’éventuelle sidération lors de situation très lourdement dégradée. Puis vient la démonstration et l’application des techniques et méthodes de recherche, d’extraction et de sauvetage de victime. Une fois ces techniques mises en œuvre et maîtrisées, elles sont adaptées et déclinées pour réaliser le sauvetage d’un sauveteur avec et sans matériel. Enfin, les techniques de dégagement et d’auto-sauvetage viennent clôturer le programme d’apprentissage pour renforcer les compétences individuelles des membres du binôme et ainsi créer une alerte précoce permettant l’envoi de binômes de sécurité, d’appui ou de soutien directement vers les lieux de la catastrophe. Le port de l’ARI en milieu vicié, enfumé et/ou toxique a toujours été une mise en danger acceptée pour venir au secours d’une victime. Mais, avons-nous réellement conscience des risques encourus ? Seuls, les camarades ayant frôlé la catastrophe sont conscients de ces risques, mais ils n’en font profiter aucun de leur homonyme par peur du jugement ou d’un sentiment de honte construit sur la stèle de la fierté virile. Nous entendons souvent au foyer de nos centres des chroniques véhémentes racontant l’histoire d’un gars qui n’est pas passé loin du désastre. N’attendons pas que ces histoires se transforment, un jour malheureux, en retour d’expérience. Nous devons faire preuve d’une grande humilité et prévoir plus prudemment notre sauvegarde pour être plus efficace dans le domaine du sauvetage sous ARI.